Par Emrys Harriet

La nouvelle avait résonné comme un tambour dans tout le grand continent : Temaru a été prise par l’ennemi.
Il n’y avait aucun survivant.
Dartiel avait appris cela très tardivement. Toujours affecté à la Garde Apoyaid du Cercle, la cité académique de Sophus, se trouvant au beau milieu de la forêt d’Alesia, il n’avait pas beaucoup de contact avec l’extérieur, même si depuis la soi-disante mort du Spectre, la protection avait quelque peu baissé.
Et aujourd’hui l’Ordre des Mages était moins fragile que lors de sa reconstruction, il y a six ans. Ces années-là, les Apoyaid avaient donné leur soutien à l’Ordre, dont Alessina et lui avaient été les chefs principaux de la Garde.
Les Apoyaid ! Les Uniques en langage courant ! Ils se nommaient comme cela grâce à leur sensibilité au Fluide, sans en avoir appris quelque chose. Pas comme les Mages.
Tout le monde avait la possibilité d’apprendre à maîtriser le Fluide, connaître ses secrets. C’est ce que l’on croyait, jusqu’au jour où un jeune Sophustil n’arrivait pas à réaliser son entraînement. Pourtant, celui-ci possédait des dons, dès sa naissance. Ce fut alors l’Unique. Il ne pouvait utiliser d’autres pouvoirs que ceux des siens. Plus tard on découvrit que l’Unique n’était pas le seul dans ce cas. Ils prirent le nom d’Apoyaid. Ils n’ont jamais été considérés comme des Mages, car leur Ordre était désordonné. Aucun d’eux n’avait vraiment les mêmes dons. Alessina était connue pour sa grande rapidité, bonne coordination de ses membres et ses sens très développés. Dartiel, quant à lui, sentait les choses cachées et les supercheries des illusions. Une chose qui lui fut très utile pour retrouver Alessina dans le labyrinthe du Cercle et leur permettre de sortir.
Dartiel se rappelait encore de la tête de son amie lors qu’il lui avait pris le bras pour foncer dans un mur qui n’était en fait qu’une image mentale.
Un léger sourire se dessina sur ses lèvres. Alessina n’était pas la seule à l’avoir quitté dans cette horrible guerre.
Et cette guerre refaisait à nouveau surface. Dartiel ignorait si les Grands Maîtres étaient au courant des événements qui venaient de se produire, mais il était là pour leur annoncer cette mauvaise nouvelle.

Il n’eut pas le temps de frapper à la porte de la tour que celle-ci s’ouvrit.
- Bienvenue capitaine Famlin, déclara Aka. Nous vous attendions.
- Pourquoi cela ne m’étonne même pas, répondit Dartiel.
L’Apoyaid entra précédant la Maître Illusionniste. Savoir qu’Aka n’avait pas perdu de sa vision des choses le rassurait. Avec un peu de chance, la mauvaise nouvelle qu’il rapportait ne serait pas vraiment un grand choc pour le conseil des Quatre.
Arrivant dans la salle principale, Aka s’assit avec ses collègues, alors que Dartiel resta debout devant eux.
- Chers Maîtres, j’ai une très mauvais nouvelle à vous annoncer, commença le capitaine.
- Voici la réponse que nous attendions, déclara Heltorig, le vieil enchanteur.
- Le Spectre de Bekreq est revenu, continua Dartiel. Temaru a été réduite en cendres. Il n’y a aucun survivant.
- La situation n’est effectivement pas très glorieuse, constata Noumane dont le ton neutre renforçait son image de nécromancien.
- Le problème est qu’il nous est maintenant impossible de contacter le seigneur Harriet pour lui demander secours, reprit l’Apoyaid.
- Peut-être que Gyösö pourrait localiser Emrys et lui envoyer un message ? Affirma Heltorig.
- J’ai déjà tenté de le faire, répondit le sorcier. Aka me l’avait suggéré. Malheureusement, je n’arrive à rien. Je me heurte à la même barrière qu’elle.
- Attends une minute, fit Noumane. Si je comprends bien, tu cherches Emrys sur Silaurs ? Aux dernières nouvelles il n’y est plus depuis quelque temps.
- Je n’ai pas cherché sur Silaurs. Je recherche son esprit. C’est cela qui me dirige vers Silaurs.
- Emrys serait donc toujours sur la planète ? Demanda Dartiel. Ce n’est pas possible. Je l’ai vu quitter Silaurs.
Quelque chose ne tournait pas rond. L’Apoyaid était effectivement là, le jour où Emrys fut retrouvé sur les côtes nord et sauvé de la mort par Heltorig.
- Le brouillard est toujours présent, répondit Aka. Seul le temps peut le dissiper.
- Malheureusement c’est une chose qu’il nous manque, fit le capitaine. Et le voile semble se trouver sur Bekreq.
L’illusionniste baissa la tête. Dartiel savait qu’elle avait un profond respect pour le jeune roi. Même si ses yeux ne laissaient jamais rien paraître, l’Apoyaid sentait son angoisse. Elle avait peur. Sans doute car elle ne voyait plus au travers du Fluide, alors que c’était la seule chose sur laquelle elle pouvait se reposer.
La voix de Noumane coupa les réflexions du capitaine.
- Nous devons tout de même agir. Cela ne me m’enchante guère de devoir partir sur Bekreq.
- Noumane a raison, capitaine Famlin, intervint Gyösö. Il serait préférable de tirer les choses au clair avant toute intervention. Il semble improbable qu’Emrys se trouve sur Silaurs. C’est sans doute une ruse.
- Oui sans doute. Quelle est alors la décision du conseil ?
- L’Ordre doit se regrouper si nous voulons arrêter cette vague de mort, répondit Heltorig.
- Fearghus sera la prochaine capitale sur la liste, continua Noumane.
- D’accord. Je vais avertir mes hommes, répondit Dartiel pour qu’ils vous y accompagnent.
- Non, capitaine.
- Non ?
- Vous accompagnerez les autres membres de l’Ordre, mais nous devons tirer les choses au clair, déclara le vieil enchanteur. Le conseil se rendra à Jouda.
- Je ne comprends pas.
- Il faut quelqu’un pour fortifier le moral des troupes de Roald et comme vous l’avez dit Temaru est tombé, reprit Heltorig.
- Entraînant le général Rami à la mort, conclut Noumane.
- Bien. Je vous souhaite bonne chance, Maître.
Dartiel s’inclina avant de prendre le chemin de la sortie.

Aka se tenait devant la fenêtre de ses appartements. C’était pour sentir le vent fouetter son visage, afin d’avoir une excuse si ses collègues voyaient une petite larme dans ses yeux. Elle ne s’était plus sentie comme cela depuis le jour où Emrys était parti pour Bekreq. Elle avait voulu lui dire ce qu’elle ressentait, mais elle s’était contentée de lui souhaiter bonne chance, car elle ne voulait pas montrer sa fragilité en public. Elle s’était promis de le faire à son retour. Malheureusement elle n’en eut pas l’occasion, car elle se trouvait très loin avec Noumane en mission. Ils n’avaient pas réussi à revenir avant le départ d’Emrys pour l’espace. Elle s’en était voulu, pensant comme tout le monde qu’il désirait oublier son passé, Silaurs et tout ce qui s’y rattachait. Elle était l’une des rares personnes à savoir qu’Emrys n’aimait pas du tout sa vie de roi, mais elle était la seule à l’avoir compris.
Où es-tu, Emrys ?
Elle se refusait à croire qu’il se trouvait sur Silaurs, sur Bekreq, car si le spectre est là…
Dis-moi que tu n’es pas mort.
Elle n’eut aucune réponse. Elle ne voyait plus rien. C’était affreux. Pour la première fois depuis toujours, elle se sentit vraiment aveugle.
Elle entendit un bruit de pas se rapprocher, mais ne bougea pas.
- Nous sommes prêts à partir, Aka, déclara Noumane.
Elle ne répondit pas. Elle le sentit alors s’approcher d’avantage et lui prendre tendrement les épaules. Ses mains étaient froides, tout comme lui. Aka ne pouvait croire que celui-ci l’aimait, car il ne montrait jamais rien, toujours inexpressif et glacial. Mais il n’était pas mauvais, seulement un pur Nécromancien, façonné à l’image de son Art de l’au-delà.
Aka l’aimait beaucoup, mais pas au point de vouloir vivre avec lui. Ce serait comme vivre avec la mort. Elle n’était pas assez froide et désintéressée pour cela.
- Ça va ? Demanda-t-il.
- Je suis aveugle cette fois, Noumane.
- Nous le sommes tous, en quelque sorte, déclara-t-il. Le jour où nous verrons enfin sera…
- Arrête, s’il te plait, le coupa-t-elle d’un ton plutôt triste, avant de se retourner pour lui faire face. Pour toi la mort n’est qu’un jeu.
- C’est faux. J’ai appris à maîtriser ces choses. Elles ne me font pas peur. C’est tout.
Le silence qui suivit semblait interminable.
- Je prends tes affaires en bas et je dirais aux autres que tu vas nous rejoindre dans un moment.
Aka ne put pas répondre qu’un baiser lui glaça la joue, puis elle regarda partir son ami, pensant qu’il essayait vraiment de paraître moins froid. Elle espérait qu’un jour, il y arriverait.