IV
Le lendemain, après l'heure de méditation matinale et le petit déjeuner en compagnie du ministre et de sa famille, je m'installais studieusement devant l'ordinateur de Merine pour rédiger l'allocution qu'on m'avait demandée. Mon maître devait être occupé toute la journée en réunion au palais princier. Mais pendant toute la matinée, je ne pus aligner deux phrases cohérentes. Je ne cessais de repenser à la soirée de la veille. Et mon esprit n'arrivait pas à se concentrer sur ce que j'avais à faire. Les images de la soirée me revenaient sans cesse. Les sensations aussi. Je sentais encore le regard de mon maitre sur moi. Je le voyais encore pétiller en me découvrant descendre les escaliers dans l'élégante robe de soirée violette que m'avait prêtée Merine. Je le voyais se durcir alors que je m'amusais d'un mot d'esprit que venait de me faire mon cavalier du moment. Je sentais encore la ferme douceur de sa main sur ma taille. Je sentais son épaule toute proche. Que m'arrivait-il ? Seule devant l'écran vide de l'ordinateur, je me sentais rougir à l'évocation du souvenir de ces émotions. Je les revivais encore avec tant d'intensité que je me fâchais contre moi-même.
Plusieurs fois, je regardais l'heure. Plusieurs fois, je me surpris à souhaiter que les réunions s'abrègent et que mon maitre rentre plus tôt à la maison. J'avais hate de le retrouver. Avais-je besoin de lui pour qu'il m'aide à retrouver mon calme ? Pourquoi avais-je à ce point besoin de sa présence ? Pourquoi est ce que mon cœur battait si vite à l'évocation de son regard, de son sourire, d'une parole ? Cela devenait insoutenable. Je me levais pour me rasseoir aussi vite. Je faisais à nouveau quelques pas. Je soupirais. J'inspirais profondément. Je cherchais la tranquillité que j'avais quelques jours plutôt encore. J'etais aux trente-sixièmes dessous. Je me sentais torturée. C'était bien le mot. J'etais en proie à une véritable torture. Il fallait que je fasse quelque chose. Jamais je ne m'étais retrouvée dans un tel état.
Je m'assis en tailleur au beau milieu de la pièce. Je fermais les yeux et me concentrais sur ma respiration. Juste la respiration. Inspirer, expirer… inspirer, expirer… de plus en plus lentement, de plus en plus calmement. Sentir les battements de mon cœur se ralentir, reprendre un rythme calme. Ne plus penser à rien d'autre qu'à ma respiration et aux battements de mon cœur. Retrouver le calme… se détacher de toute autre chose. Chasser toutes mes pensées et ne me concentrer que sur le rythme de mes poumons… ne plus bouger, ne plus rien voir, ne plus rien entendre. Faire le vide dans mon esprit.
J'ai du rester deux bonnes heures ainsi assise au milieu de la chambre de Merine. J'entendis frapper, je reconnus la présence de mon maitre. Je ne bougeais pas à son approche.
" _Que se passe-t-il pour que tu sois ainsi en méditation ? " Me demanda-t-il.
" _Je ne médite pas, Maître.
_Ah ? Il me semblait pourtant que quelque chose te perturbait.
_En effet. " Je me levais, mais n'en dis pas plus.
" _Tu ne veux pas m'en parler ?
_Non.
_C'est à propos de ton discours ?
_Non, Maître.
_Qu'est ce qu'il se passe dans ce cas ? Dis-moi.
_Rien… rien du tout.
_Lusie, je vois bien que quelque chose ne va pas.
_Et alors ? Cela arrive à tout le monde. J'ai bien le droit pour une fois de ne pas aller bien.
_Mais tu sais bien que je suis là pour t'aider. " Me répondit-il en posant sa main sur mon épaule.
Ce contact physique me fut soudain insupportable. Une voix se mit à crier dans ma tête. Je me dégageais vivement. Je n'avais qu'une envie, qu'il s'en aille, qu'il me laisse seule, alors que quelques minutes plus tôt j'avais hâte qu'il soit près de moi. Par la Force ! Mais qu'est ce qu'il m'arrivait ?
" _Je vous prie de m'excuser, Maître. Mais j'ai du travail. Et je voudrais pouvoir me concentrer. " Lui dis-je sèchement.
" _C'est bien la première fois que ma présence perturbe ta concentration.
_Il y a un début à tout. " Ma voix était autoritaire, cassante, méchante même. Je ne me reconnaissais pas.
" _Tu me parles sur un autre ton, s'il te plait ! Tu oublies à qui tu as affaire ! " il me fusilla du regard. " Qu'est ce qu'il te prend ? "
Je le dévisageais confuse, atterrée. Je sentis mes joues s'enflammer. Ma vue se troubla, et je sentis les larmes me piquer les yeux.
" _Lusie ? Mais tu pleures ! " S'étonna-t-il déconfit à son tour.
Je tournais vivement les talons et m'enfuis en courant à travers la maison.
" _Lusie ! Attends ! "
Mais je ne l'écoutais plus. Je me retrouvais rapidement dans le parc adjacent à la résidence du ministre. Je ne m'arrêtais pas pour autant de courir. Les larmes coulaient maintenant sur mes joues. Je les essuyais rageusement d'un revers de manche. Qu'il aille au diable avec ses leçons ! Qu'il aille au diable avec sa foutue sollicitude !
Je m'arrêtais au bord d'un bassin bordé d'une forêt de bambous. Quelques volatiles s'ébrouaient joyeusement dans l'eau. Je me laissais tomber sur la berge, assise en tailleur. Je pleurais. J'avais besoin de pleurer. Pourquoi ? Je n'en savais fichtre rien à ce moment là.
Le regard plongé dans l'eau sombre du bassin, je ne vis pas une vieille femme s'approcher de moi. Elle donnait de la nourriture aux canards qui s'approchaient en cacardant pour demander davantage de nourriture. Mais cela m'était complètement étranger. Je me murais dans ma douleur, une douleur dont j'ignorais complètement la cause. Et je continuais de pleurer.
" _Moi aussi, je venais souvent ici pour pleurer tranquillement. " Me dit alors la vieille femme. " Allons, allons, mon enfant. Rien ne vaut qu'on se mette dans un état pareil. Qu'est ce qu'il se passe donc de si grave ? Tu as été réprimandée injustement ? Ou bien est-ce une peine de cœur ?
_Quoi ? " Lui demandais-je en reniflant.
" _Nous autres vieilles femmes avons un instinct pour reconnaître les chagrins d'amour ? Qui est l'imbécile qui a osé faire pleurer un si joli visage ?
_Ce n'est pas un chagrin d'amour.
_Ah… si tu le dis. " Elle se tut et continua de jeter de la nourriture aux canards. " Tu dois beaucoup tenir à lui pour te mettre ainsi en peine. " Insista-t-elle.
" _Je ne sais même pas pourquoi je pleure.
_Oh, mais si, tu le sais. Seulement, tu ne veux pas l'admettre. Cela nous le fait à toutes. Crois-moi. Nous passons toutes par-là, à ton âge.
_Je vous dis que ce n'est pas un chagrin d'amour. Je suis Padawan Jedi. Et nous… " Je soupirais. A quoi cela me servait-il de parler de cela.
" _Ce n'est pas parce que tu es Jedi que tu n'as pas de cœur, ni de sentiments, Jeune Fille. Allez ! Raconte donc tes malheurs à une vieille femme. Cela fait du bien de parler. Cela libère.
_Ce n'est rien. C'est mon maître. Nous nous sommes disputés. Et voilà. J'ai mal agi. Rien de plus.
_En es-tu certaine ? N'y aurait-il pas autre chose ? Tu sais, Jedi ou pas, un homme reste un homme. Dis-moi tout. Tu es amoureuse de lui ?
_Amou… Mais non voyons ! C'est mon maître ! " M'écriais-je horrifiée. " Je ne peux pas être amoureuse de lui !
_Oh, mais si, tu l'es ! Tu ne réagirais pas ainsi, de manière si véhémente. Si tu veux résoudre ton problème, commence donc par regarder la réalité en face.
_La réalité ? Elle est simple. Je ne suis pas foutue capable de maîtriser mes émotions. Je me comporte comme une gamine.
_Une gamine ? Et comment voudrais-tu réagir à ton âge ? Que crois-tu être sinon une gamine ?
_Je suis Padawan. Cela n'a rien à voir. Les Jedi ne tombent pas amoureux.
_Ah bon… comme tu veux. Pourtant… tu as un cœur comme tout le monde. Tu as des sentiments comme tout le monde. Tu es un être de chair et de sang. N'oublie jamais ça. Aimer est la plus belle chose qui puisse nous arriver dans la vie. Cela fait souvent souffrir, je te l'accorde. Mais si tu n'es pas capable d'aimer, alors tu ne mérites pas la vie que tes parents t'ont donnée.
_Je sais aimer. Je connais la compassion.
_La compassion… oui. Mais, je te parle d'aimer quelqu'un en particulier. Si tu veux aimer tout le monde, commence déjà par apprendre à aimer une seule personne.
_J'aime mon maître. Mais pas de la manière que vous croyez. Je le respecte.
_Le respect est une chose très importante. Mais je crois savoir ce qu'il se passe en ce moment.
_Vous avez bien de la chance. Je ne sais même pas ce qui m'arrive à moi-même. " Bougonnais-je.
" _On voit souvent mieux les choses de l'extérieur. Tu as quel âge ? Quinze ans ? Seize ans ? Tu commences à devenir une jeune femme. Tu es jolie, et tu as vu changer le regard des autres sur toi. Ton propre regard change aussi. Ton maître… tu commences aussi à le voir comme un homme. Il est beau ?
_Je ne me suis jamais posée la question.
_Taratata ! Ne me dis pas qu'avec tes copines padawans, vous ne parlez jamais de ça.
_Mais non ! Nous ne nous attachons pas à ce genre de considération. Le physique… c'est tellement subjectif.
_Oui, mais là, en ce moment, toi… est ce que tu le trouves séduisant ? Est-ce qu'il te plaît plus que les autres ?
_C'est vrai que… oui… il a… un truc… je ne sais pas comment dire… ses yeux ! Il a des yeux pas possibles ! Et puis… quand il sourit, c'est… Il est grand… il est…
_Tu as envie de te blottir dans ses bras ?
_Oui. " Avouais-je confuse.
" _Tu as envie d'être sans arrêt avec lui, tu guettes son retour quand il s'absente. Et cela t'agace lorsqu'il prête attention à d'autres jeunes femmes ?
_Oui. " Je me tus. " J'aime discuter avec lui, j'aime surtout être près de lui. Je peux rester des heures auprès de lui sans que je m'ennuie, une seule minute, sans avoir besoin que nous nous parlions. Il est gentil, il est généreux, et…Je l'aime. " Avouais-je enfin en murmurant et en baissant les yeux. " Je voudrais qu'il me regarde de la même manière que je vois les hommes regarder leur femme. Mon amie, Merine, la fille du ministre… elle a un petit ami…
_Oui. Tout le monde le sait. C'est le prince Laran.
_Oui. Et bien, je voudrais que Qui-Gon me regarde avec les mêmes yeux que Laran quand il regarde Merine. Mais il est mon maître. Il est Jedi. Et jamais il ne sera amoureux de moi.
_Et pourquoi donc ?
_Parce que c'est interdit par le Code Jedi.
_Les codes, les lois…en amour, il n'y a qu'une seule loi, celle du cœur. Rien ne peut interdire à un cœur d'aimer. Aucune loi n'est assez puissante.
_Mon maître sait maîtriser ses sentiments. Et il ne sera jamais amoureux de moi.
_Il sait maîtriser ses sentiments, cela ne veut pas dire qu'il ne les éprouve pas. En tout cas, c'est bien triste ne refuser ainsi d'aimer.
_Sans doute. Mais c'est comme cela. Quand on est Jedi, rien d'autre ne compte que la Force.
_Ça c'est ce que tu crois.
_Non. C'est ce que je sais. " Je me levais. " Merci, madame. Vous m'avez ouvert les yeux. Je sais maintenant ce que j'ai à faire. Je me sens beaucoup mieux. Il faut que je rentre.
_Cela m'a fait plaisir de discuter avec toi. " Elle me sourit. Je m'inclinais et pris le chemin du retour. " Une dernière chose ! " M'appela-t-elle. " Jedi ou pas Jedi, l'amour ne se commande pas. Vis ce que tu as à vivre. Ne refuse pas l'amour. Tu manquerais quelque chose que tu regretterais toute ta vie. Ne passe pas à côté de ça. "
Je la regardais un instant. Elle me tournait résolument le dos, et ne s'occupait plus que des canards. Je m'en retournais alors vers la maison, non plus en courant, mais en marchant simplement, tranquillement, le cœur un peu plus léger, même si mon esprit prenait maintenant conscience de la gravité de la situation. J'étais amoureuse de mon maître. Et il fallait immédiatement mettre un terme à cette situation ridicule.